Le rêve d’Alexandre

Le djihad contre le rêve d’Alexandre de Jean-Pierre Perrin

par Régis Koetschet

Jean-Pierre Perrin a repris le chemin de l’Afghanistan. Après les Kamaz (1), les ânes de la Chamali et l’escalade de nuit des cols du Pandjchir des « Jours de poussière » de la résistance à l’intervention soviétique (la Table Ronde 2002), l’écrivain-journaliste – et ancien des missions humanitaires d’AFRANE – s’est, cette fois, enrôlé dans l’armée d’Alexandre, l’Iskander Kabir des Afghans. Près de 50 000 hommes dont 5000 cavaliers en compagnie d’une nuée de bâtisseurs, savants, lettrés, musiciens et prostituées aux tentes ornées de bouquets de myrrhe.
Le mépris du danger, l’hubris et la passion sont, au quotidien, du voyage. Après avoir défait Darius et s’être lancé à la poursuite de l’usurpateur Bessos, le Macédonien entre en Afghanistan. Il y fonde les Alexandrie d’Arie (Herat), d’Arachosie (Kandahar) et du Caucase (Bagram). A Balkh, appelée à devenir la rivale de Babylone, la « mère de toutes les villes » (oum el balad), il épouse Roxane, la « resplendissante ».

Le djihad contre le rêve d'Alexandre

Avec Alexandre et ses héritiers s’ouvre une histoire afghane à l’imaginaire généreux et dont témoigne « le rêve si pacifique du Gandhara ». « La suprême sagesse par la suprême beauté » écrira Malraux.

Iskander enferme sa traque de Bessos/Ben Laden dans une vengeance illimitée

Mais l’auteur, familier des théâtres de guerre en Orient, sait que la géographie et l’histoire sont souvent injustes et cruelles. Elles le seront pour l’Afghanistan. Si Alexandre emmène sa troupe jusqu’aux rives de l’Indus, c’est en ayant à l’esprit la centralité de l’Afghanistan. Avec Aristote, il sait que des cimes de l’Hindou Kouch on peut découvrir le reste du monde et que c’est autour de ce pivot que l’on peut rêver l’Eurasie – et pour d’autres, œuvrer avec acharnement à la destruction de ce carrefour. Devant l’auteur, le commandant Massoud, « l’Afghan qui a gagné la guerre froide » pour le Wall Street Journal, dessinera ce planétaire jeu de l’oie géopolitique dont Alexandre aura occupé les premières cases.
Enivré comme tant d’autres après lui par l’air pur des montagnes afghanes, Iskander enferme sa traque de Bessos/Ben Laden dans une vengeance illimitée, confortant la malédiction afghane de la violence. L’historien Gabriel Martinez-Gros y voit désormais un désir de guerre contre l’histoire, « un djihad mené contre le passé ».

Une plume érudite et brillante

D’une plume érudite et brillante, à la fois bienveillante et sans concession, stimulante pour le lecteur, l’auteur remonte « les couloirs du temps » afghan, de « 330 avant J.-C. à 2016 », aux côtés des hordes turco-mongoles qui s’annoncent par leur odeur (« Il s’y mêle l’urine forte des coursiers trempés d’écume, la sueur noire imprégnée de sang séché des cavaliers, le suri du lait caillé qui les nourrit et les relents pestilentiels des charniers qu’ils trainent avec eux »), des acteurs décalés du « Grand Jeu », des tribus pachtounes et des djihadistes « sans frontières » tels le Fakir d’Ipi ou Djalal ud-din Haqqani. On y croise des « figures » – d’Alexander Burnes à Dominique Vergos – aimantées, comme Alexandre, par ce pays, ses « confins » et ses tourments.
La mémoire collective en cette région du monde reste imprégnée par l’expédition d’Alexandre le Grand. Les officiers de l’OTAN s’inspirent du stratège, l’historien Worthington en fait le promoteur du « nation building ».
Jean-Pierre Perrin veut, pour sa part, retenir la poésie et le rêve qui entourent cette aventure sachant qu’ils constituent les vraies « clefs » de l’Afghanistan. Plutarque a rapporté qu’Alexandre lisait chaque soir une page de l’Iliade d’Homère ou des Chroniques du « barbarophile » Hérodote. Le poète persan Nizâmi mettra en vers l’épopée du Macédonien. Quant au « rêve eurasien » fondateur, illustré par le geste d’Alexandre se dépouillant de son manteau pour y couvrir le cadavre de Darius assassiné, Nicolas Bouvier le qualifie de « si beau, perspicace, intemporel et généreux ». Mais la dite « communauté internationale » sait-elle aujourd’hui encore rêver ?

Le livre vient d’obtenir le prix Joseph Kessel du Festival Étonnants Voyageurs.
A signaler également le beau livre publié à l’automne par Jean-Pierre Perrin (Menaces sur la mémoire de l’humanité – Editions Hoëbeke) et dont un chapitre est consacré à « l’Afghanistan mutilé ».

Le djihad contre le rêve d’Alexandre, de Jean-Pierre Perrin, Le Seuil, 19,50 €

(1) Camions de fabrication russe

Cet article est originellement paru dans le n° 157 des Nouvelles d’Afghanistan. Vous pouvez vous abonner ou commander un numéro en cliquant sur les liens ci-après.
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